Le gosse Véronique Olmi

Par Dominique de Poucques - 20 mars 2022

Joseph est un petit garçon comme beaucoup d’autres. Orphelin de père, il vit dans l’amour de sa mère et de sa grand-mère dans un quartier pauvre de Paris dans les années vingt. Il n’a que huit ans lorsque sa mère meurt. Il tente alors comme il peut de veiller sur sa grand-mère mais la tâche est bien lourde et la séparation est inéluctable. Elle est emmenée à l’hospice, lui devient pupille de la Nation. Le parcours des années qui suivent est un véritable enfer : l’Assistance Publique le place dans une famille nourricière. Très vite, il atterrit à la prison pour enfants, puis en colonie pénitentiaire. Tout le long, il endurera la cruauté des gardiens et les pires sévices. Au sein de la colonie, chaque détenu est isolé, obligé de porter une cagoule lors de ses déplacements, empêché de voir ses condisciples dans les couloirs comme à l’atelier alors que tous travaillent dans des conditions terrifiantes. Battus, violés, affamés, ils sont privés de tout. Beaucoup sont tués par des êtres abjects prétendant les protéger au nom de l’État. La violence est partout, comme le silence, effroyable et la solitude, terrifiante. « Il a tout fait pour l’éviter mais maintenant il est face à elle. Elle est sans poésie et sans ornement. Et il n’y a qu’un mot pour la désigner, le même pour tout le monde, depuis toujours. Imparable et sereine, elle s’appelle l’absence. » Sans repères, sans affection ni le moindre intérêt pour aucun d’eux, les enfants ne sont plus personne.  Lorsque l’occasion se présente, Joseph tente de capter ne fût-ce qu’un regard, pour savoir qu’il est vivant. Le souvenir de sa mère l’aide à tenir debout, elle qui l’appelait « mon roseau ». « Les mères, les grands-mères, les sœurs sont invisibles, évidemment, et on en parle comme des filles perdues, des putains, des bonniches, des hystériques. Ici, […] on les nomme par l’insulte. » « Finalement », se dit Joseph, « elles sont comme Dieu. On ne les voit jamais mais elles sont partout, et on y pense tout le temps. On ne pense qu’à elles. »

Le salut de Joseph pourrait bien arriver par la musique, lorsqu’il est engagé par la fanfare de la colonie, puis dans un cirque. Mais il ne parvient pas à faire éclore son talent, encombré par ce passé récent encore trop lourd. Pour se libérer de ses chaînes, il doit retourner loin en arrière, là où tout a commencé. Alors l’espoir est permis : « La vie a trouvé un endroit où s’enraciner. »

Véronique Olmi rapporte cette histoire d’une écriture parfaite sur un ton d’une justesse absolue. Elle trouve les mots pour dire sans détours le drame de ces enfants victimes d’un système insensé qui a existé dans le secret durant de longues années. On s’éprend en un éclair du personnage de Joseph, on souffre avec lui, et on devine qu’il restera dans nos pensées longtemps après la lecture.

ENTRETIEN

  • Vos deux derniers livres racontaient des histoires de femmes. Ici elles sont absentes, mais leur ombre plane sur tout le récit ; en définitive, elles prennent toute la place.

Oui, je voulais que par leur absence, elles soient omniprésentes.  C’est par l’injustice qui leur est faite que leur enfant est condamné. On parle ici d’un monde d’hommes, dans lequel la législation est patriarcale : il y a une autorité paternelle légale, qui fait qu’un père peut décider de faire interner ou emprisonner son enfant ; les enfants de l’Assistance Publique vont dans des « maisons de correction paternelle ». Aujourd’hui encore, à Mettray se trouve l’Association « la Paternelle » : les affaires sont claires ! En même temps, les femmes sont objet de peur, de coercition, d’insultes. Il y a une obsession effrayée, un rejet de la femme. Ces enfants étaient tous considérés comme venant du mal.

  • Qu’arrivait-il, à la même époque, aux filles qui se trouvaient dans la même situation que Joseph ?

L’équivalent existait pour les filles. À Tours, l’institution s’appelait « Le Refuge » et était tenue par des sœurs. Certaines ont été condamnées par la justice pour des faits de maltraitance.

  • Ce traitement était-il réservé aux pauvres ?

 Pas du tout, la correction paternelle existait principalement dans les milieux riches. Jusqu’en 1910, il y avait, accolé à la chapelle de Mettray, la « Maison Paternelle » dans laquelle les enfants riches arrivaient de nuit pour ne pas être vus, changeaient de nom et étaient emprisonnés. Là, c’étaient leurs pères qui payaient très cher pour les faire emprisonner, ce n’était plus une décision de l’Assistance. Ils étaient alors totalement isolés, anonymes. Des frères ont d’ailleurs été emprisonnés pendant la même période et ne l’ont jamais su. L’établissement a fermé suite au suicide d’un jeune le jour de son arrivée, l’événement ayant été relaté par un journal local.

  • Ces épisodes dramatiques n’étaient sans doute pas l’apanage de la France. D’autres pays auraient -ils pu servir de modèle ou était-ce généralisé ?

On comprend aujourd’hui que de tels lieux existaient partout. En Europe, en Australie, aux États-Unis, … Il y a une récurrence de la maltraitance envers les plus faibles, que ce soit les personnes âgées ou les enfants. Il s’agit toujours d’un conflit entre dominants et dominés. Ça semble pérenne.

  • Aujourd’hui, qui connaît encore cette histoire ? Pourquoi avoir eu envie de la raconter ?

J’ai des liens familiaux en Touraine, et c’est une région que j’aime beaucoup ; j’y ai eu une maison. Je n’étais jamais allée à Mettray, je croyais d’ailleurs que cela avait été détruit. Mais j’avais en tête l’histoire de Jean Genêt, et en Touraine plane cette ombre du « bagne de Mettray ». Le poème de Jacques Prévert « la chasse à l’enfant », participait aussi à cet écho lointain. En lisant « le miracle de la rose », de Genêt, je me suis trouvée au cœur de l’histoire, c’est-à-dire le parcours qui va de l’Assistance Publique à la famille d’accueil, et qui finit souvent par l’emprisonnement. On avait peur à l’époque que ces enfants dérangent l’ordre public, alors très vite, on les enfermait. D’abord à la Petite Roquette, puis à Mettray. En préparant le livre, j’ai eu l’occasion de visiter les bâtiments. Rien n’a changé : l’église et le cimetière sont toujours là ; j’ai pu visiter le bureau du directeur, les cachots, … Aujourd’hui ils abritent un Institut Thérapeutique d’Éducation Pédagogique, mais pour les habitants du bourg, l’ombre du bagne plane toujours sur cet endroit. Mettray est resté un nom qui brûle.

  • Comment le personnage de Joseph s’est-il construit dans votre esprit ?

Joseph n’est pas arrivé facilement. J’étais noyée dans un tas de documentation, effrayée aussi par l’ombre de Jean Genêt. Pendant un an et demi, au milieu de toute cette information, je ne voyais pas comment raconter cette histoire. J’ai pensé à un personnage qui aurait rencontré Jean Genêt, je restais sous la coupe de ce géant de la littérature qui en plus, a lui-même écrit sur Mettray. En visitant le lieu, il m’est apparu que malgré tout le travail de recherche biographique déjà fourni, il fallait que je m’affranchisse de son image. Puis en parcourant des archives je suis tombée sur une très belle photo d’un jeune cornettiste de la fanfare. La légende disait qu’il craignait tant qu’on lui prenne son instrument qu’il s’était assagi. Il y avait sur son visage beaucoup de douleur, mais une douleur douce, lointaine. La manière dont il tenait son cornet contre lui, dans ses grandes mains était bouleversante. J’ai pensé : voilà, c’est Joseph.

  • Il arrive donc dans l’histoire en même temps que la musique.

Oui, il y avait beaucoup de photos de la fanfare. Je me suis renseignée auprès de musiciens, puis d’historiens, à la recherche d’archives sur la fanfare de Mettray. Il y avait peu de documents disponibles, ce qui me laissait un réel espace de liberté. J’ai travaillé d’après les photos. Je me suis rendu compte que cela leur rendait une certaine dignité. Ils continuaient bien sûr à travailler, toujours dans des conditions terribles, mais c’était pour eux un moyen d’expression. Ils représentaient la colonie avec une certaine fierté, jouaient dans les fêtes religieuses, défilaient le dimanche. Ils étaient la partie montrable de Mettray.

  • Avez-vous pu recueillir des témoignages de descendants de ces enfants de l’Assistance Publique ?

J’en reçois beaucoup depuis la parution du livre. D’anciens colons sont aussi retournés à Mettray dans les années 70-80, et il existe des films dans lesquels ils témoignent. Ça vous retourne le cœur. Pendant la visite, certains ont rencontré le fils de leur ancien bourreau, qui n’avait pas conscience des exactions de son père. Ce sont des moments difficiles.  

  • Comment va Joseph depuis que vous l’avez quitté à la fin du livre ?

Il n’est plus à moi. C’est un peu étrange : je suis en pleine promotion du livre, je prépare une lecture musicale, des rencontres en librairie, je reçois des témoignages de descendants des enfants de Mettray, je vais bientôt m’y rendre pour une lecture dans la chapelle. Tout ça fait que je suis encore avec lui, mais il ne m’appartient plus. Il y a toujours cette dissonance : le livre qu’on écrit et celui qui est lu n’est pas le même.

  • Avec tout ce qui vous occupe, vous n’êtes pas près de recommencer à écrire…

Non, je vais rester avec cette histoire jusqu’à l’été, puis je sais que je devrai passer à autre chose. Cette fois ce sera plus difficile. J’y suis fort attachée. Ne fût-ce qu’à la couverture. Joseph, c’est lui…

Parution le 1er février 2022
304 pages

Retrouvez ce roman chez l’éditeur Albin Michel

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