Buveurs de vent Franck Bouysse

Par Dominique de Poucques - 6 décembre 2020

Une vallée, une rivière aux reflets argentés, un barrage surplombé par un viaduc ferroviaire, une centrale électrique. Tel est le décor métallique du roman de Franck Bouysse « Buveurs de vent ». L’entièreté de la population de la vallée et de la petite ville qui s’est assemblée en amont est asservie par un leader auto-proclamé, monstrueuse figure d’autorité. Dès les premières lignes, le ton est donné : la soumission est la règle et cet univers accablant n’offre aucune possibilité de résilience, ni de rédemption. Marc, Mathieu, Luc et leur sœur Mabel font partie de ce monde ouvrier dans lequel la lourdeur des origines ne laisse aucune échappatoire à une condition humaine misérable. Martin, le père des enfants, qui interdit la lecture au sein de son foyer « avait également répondu à l’appel de l’araignée. À le voir marcher en toute saison, à l’aube et au crépuscule, il semblait ne jamais se poser de questions, venu au monde la tête basse, sans espérances ni désirs. Son épouse Martha, assénant sans relâche ses références bibliques, « gardait son monde éloigné de toute forme d’émotion, qu’elle soupçonnait à l’origine de l’oubli de la Foi. » « Mère, envers et contre tout, un statut induit de tout ce qu’elle était et surtout de ce qu’elle n’avait jamais osé devenir. Personne ne lui avait appris à être quelqu’un d’autre. Elle n’avait jamais vu une fleur de cerisier s’épanouir sur une branche de pommier, surtout en plein hiver. C’était l’image qui finissait immanquablement par jaillir dans son cerveau lorsqu’elle se prenait à rêver. » Les quatre enfants grandissent dans ce foyer sans affection ou encouragements donnés, sauf par un grand-père amputé d’une jambe, seul adulte clairvoyant de la famille, qui servira de guide aux enfants, parfois malgré lui.

Marc, fasciné par les livres, qui « malgré l’interdiction de son père, continuait de lire aussi dans sa chambre […] La littérature avait la faculté d’ensemencer son imagination et d’épandre sa richesse entre les murailles de la vallée, de transformer les pierres des carrières en diamants bruts, d’inventer un langage nouveau que lui seul était en mesure d’interpréter. » Mathieu, amoureux de la nature, « ne pensait pas que l’on puisse magnifier l’évidente splendeur de la nature. A la différence de Marc, il ne croyait pas à l’art, persuadé qu’il transposait la poésie routinière du monde en un projet humain, rien qu’humain. Pour Mathieu, l’art était une invention des hommes pour peindre la mort aux couleurs de la vie. Lui, il n’avait jamais eu peur de la mort. » Quant à Mabel, « elle était la grâce incarnée, et ceux qui la contemplaient ne savaient que faire de ce mystère, comme devant une écriture ancienne faite de symboles ayant traversé les siècles et promis à d’autres millénaires. Mabel n’avait pas besoin d’artifices. L’œil voyageait sur sa peau, ralentissait souvent, oh oui, ralentissait, à presque se fixer sur un détail érigé en absolu, puis s’éloignait, gardant en mémoire l’empreinte abandonnée pour mieux la retrouver plus tard. » Luc, le quatrième, confondant la vie avec le récit de « L’île au trésor », pas aussi simplet qu’on le pense, a compris depuis longtemps qu’il pouvait utiliser l’image qu’il renvoie : « Personne se méfie d’un idiot. », explique-t-il à son frère avec malice.

Lorsqu’un vent de rébellion vient à souffler au sein de la famille, la fratrie soudée par une indéfectible affection va se retrouver au-devant de choix lourds de conséquences. Parallèlement, la communauté va saisir une opportunité unique de modifier le cours de son destin. Contre toute attente, il suffira de la faiblesse d’un pion sur l’échiquier du tyran pour faire rougir les braises de la contestation : « Les jours qui suivirent, la ville entière se mit à murmurer. Ce que les gens pensaient dans leur coin, ils en vinrent à le partager avec d’autres, d’abord à mots couverts, au cœur de la forêt, dans des alcôves, des soupentes, où l’on se donnait rendez-vous en secret. […] Ils se dressaient timidement, se confortant les uns les autres, expérimentant leur dignité, comme un oisillon ses ailes toutes neuves. » Si l’auteur convoque Stevenson et Shakespeare au cours du récit, Zola vient également tout naturellement à l’esprit. On se souvient de sa métaphore du Minotaure représentant la mine de « Germinal » ; Franck Bouysse quant à lui, se sert de l’araignée pour désigner la centrale électrique qui défigure le paysage et broie les âmes des travailleurs. Le récit se déroule dans la région du massif central, dans la vallée du Gour Noir. Le roman est sombre et puissant. De son écriture captivante, le romancier emmène le lecteur envoûté vers une fin inéluctable.

Parution le 19 août 2020
400 pages

Retrouvez ce roman sur le site de l’éditeur Albin Michel

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