Roman OVNI, à mi-chemin entre Lewis Carroll et Boris Vian, illustrant superbement l’incapacité de l’être humain à avancer sans amour.
LireLe voyant d’Étampes Abel Quentin
Par Dominique de Poucques - 15 septembre 2021
Professeur d’université à la retraite, Jean Roscoff est aussi alcoolique, ex-mari un peu pénible, père sympathique mais déconfit, ami encombrant. Pour ne pas sombrer alors qu’il jette un regard lucide sur sa vie passée, il s’attèle à la reprise d’un travail commencé quelques décennies auparavant : un ouvrage sur la vie du poète américain Robert Willow, amoureux du vieux jazz et émigré en France. Discrètement édité, Roscoff se prépare cependant à vivre son grand succès, celui qui le réhabiliterait, mettrait enfin en lumière le sens de son existence. Mais un journaliste met le feu aux poudres en posant une question à la portée écrasante, mettant en route la machine infernale qui va broyer l’homme et son oeuvre. Très vite, internet se déchaîne. Roscoff est accusé d’appropriation intellectuelle, de racisme, il est victime d’agressions. Le déferlement de haine est intarissable, le jugement implacable, la sentence cruelle. Le tout, à l’évidence, est anonyme. Ces réactions inattendues laissent l’homme hagard, qui assiste éberlué à son propre lynchage médiatique. Ce terme, qu’il utilise maladroitement en interview, sera le coup qui le mettra à terre.
Abel Quentin écrit un roman intelligent, richement documenté, drôle, crédible, qu’il situe dans un avenir extrêmement proche, donnant à réfléchir à l’avenir de la société. Il met en lumière le pouvoir de ces anonymes qui s’érigent en juges, ne laissant aucune chance à leur cible, une fois celle-ci dans leur viseur. L’auteur se concentre pour son roman sur la question de l’antiracisme, mais dénonce une tendance plus large, évoquant les thèmes de l’ultra féminisme, la question du genre, l’hygiénisme. Le personnage du poète Robert Willow sert de prétexte à une analyse profonde et éclairante de la société actuelle qui rebat les cartes, mélangeant et inversant les rôles de victime et d’oppresseur. Son narrateur est attachant, tour à tour émouvant et désopilant dans son observation d’un monde si éloigné de ce qu’il a connu et croyait juste. Il s’interroge, cherchant à comprendre : « Quel crime avais-je commis ? Même en tenant pour acquis l’ensemble des prolégomènes de l’antiracisme moderne, quel putain de crime avais-je commis qui justifie que je sois sacrifié ? Précisément, j’avais posé un regard non racisant sur mon sujet. Je l’avais déracisé. Je n’avais vu, je n’avais voulu voir que le poète frère, mon frère mélancolique. Je n’avais pas vu le Noir. N’était-ce pas le but ultime poursuivi par ce mouvement ? »
La plume d’Abel Quentin est irréprochable, précise, pourvue de poésie aussi : « Les femmes étaient encore belles. Sous la paupière lourde, les cils sont les auvents d’un vieil hôtel cannois. » Si son humour égratigne, on lui prête malgré tout une tendresse indulgente pour la jeune génération, dont il semble maîtriser les codes : « Je m’arrêtai devant le Flore. […] À côté de moi, un très jeune couple gloussait, penché sur un téléphone, le jeune homme était un minet à mèche, il lisait le petit laïus historique au dos de la carte du menu, il lança : « Va-z-y, Je te prends en photo genre t’es Simone de Beauvoir ou quoi, on va faire une story ». La fille répondit de ouf, puis elle réfléchit quelques secondes avant de le rabrouer : « Lâche-moi je sais même pas qui c’est Simone de Beauvoir, qu’est-ce que tu veux que je fasse une story genre j’suis Simone de Beauvoir. » Les références historiques et politiques sont légion, on se replonge avec bonheur dans les caves de Saint Germain des Prés, on se rappelle Jacques Chirac nous exhortant à manger des pommes, on revit le concert de SOS Racisme sur la place de la Concorde. Au moment de conclure, discrètement, Abel Quentin nous invite à relire ce que déclarait Albert Camus en 1948 à propos d’un « monde de silhouettes ».
Le Voyant d’Étampes est sélectionné pour le Prix de Flore, le Fémina, le Renaudot et le Goncourt. Il vient de recevoir le prix Maison rouge Biarritz 2021.
ENTRETIEN
- Vous faites le constat alarmant de l’existence de ces nouvelles puissances, difficilement identifiables qui font et défont des réputations, voire des existences. Vous décrivez une impasse sociétale. Êtes-vous inquiet ?
Je ne suis pas catastrophé, mais inquiet, oui. Je me demande si on a encore envie de « faire société », c’est-à-dire avoir envie d’un destin commun. Mon livre se concentre sur la société française, mais je pense que ce sont des phénomènes présents partout en Europe.
- Ils sont encore plus présents aux États-Unis.
Oui, on a en quelque sorte la chance de pouvoir observer l’exemple américain. Mon livre est en fait un roman d’anticipation ; ce que je décris pourrait avoir lieu dans un avenir très proche, les événements se déroulent en 2025. Est-ce qu’on veut rester dans une société dans laquelle on peut s’approprier le destin d’autrui dans un roman parce qu’on trouve que c’est beau, et que le roman est une forme d’expression artistique dont on peut être fier ? Est-ce qu’on veut pouvoir choisir ses affinités en fonction de traits de caractère plutôt qu’une appartenance communautaire ? Est-ce qu’on veut continuer à dialoguer, à lire, à essayer de nuancer son propos, ou est-ce que ça ne sera plus possible ? C’est une inquiétude mais c’est une question que je pose sans gravité du propos. J’espère que mon livre est drôle, aussi.
- Justement, pensez-vous que cet humour sarcastique que vous utilisez pourrait vous éviter d’être vous-même « canceled » pour le propos que vous tenez ?
L’humour est une distance et une ambiguïté. Je crois beaucoup à l’humour dans le roman. Si on est d’accord avec Kundera pour dire que le roman moderne naît avec Cervantès et Rabelais, il faut se rappeler que leurs écrits étaient à mourir de rire. C’était un humour philosophique, signifiant. Précisément, une des choses que je dénonce, c’est un monde sans humour. Cette génération « woke », a un esprit très sérieux, puritain, une absence de légèreté. Bien sûr il était plus facile d’appréhender les choses avec légèreté dans les années 80, dans ce monde qui était celui de mon narrateur. C’était la génération Mitterrand, le champagne, les soirées palaces, les photos de Jean-Paul Goude, etc. C’était un monde préservé, moins grave. Ça explique sans doute ce manque d’humour, d’auto-dérision des membres du mouvement woke. Dans l’humour, il y a de l’indulgence. Mon narrateur se moque de lui-même, ce qui le conduit nécessairement à être indulgent envers autrui.
- Comment avez-vous abordé la recherche ?
Je me suis véritablement immergé dans les différents domaines abordés dans le roman. Quand il s’agissait de me plonger dans le jazz, je me faisais des playlists, pour les années 80 aussi. Et pour parler des conceptions woke, je me suis entre autres plongé dans les podcasts de « Kiffe ta race » de Rokhaya Diallo. J’en ai écouté des heures. C’était long, parfois fastidieux, parfois inquiétant. Je ne voulais pas traiter le sujet avec condescendance, et ne me baser que sur ce que j’en entends dans la presse, par exemple, ou chez les détracteurs du mouvement. Je voulais aller à la source.
- Comment s’est construit le personnage de Robert Willow ?
Je trouvais intéressant le sujet de ces noirs américains arrivés en France après la seconde guerre mondiale, qui sont des personnages déracinés. Comme James Baldwin, qui finit sa vie à Saint Paul de Vence. Willow est un mélange de James Baldwin et Richard Wright, qui sont ses amis dans le roman. Il est fondamentalement libre et échappe à tous ceux qui voudraient l’assigner à sa condition de noir, de communiste ; il fuit un peu.
- Le jazz est une de vos passions ?
Non. Je ne construis pas forcément un roman en fonction de mon univers. J’ai acheté des bouquins sur l’histoire du jazz, j’en ai écouté beaucoup. Ce thème permettait d’installer la question de la dissidence. Dans cette histoire, beaucoup de groupes se fragmentent : il y la rivalité entre Martin Luther King et Malcolm X, les antagonismes au sein de SOS racisme dans les années 80, entre le Be Bop et le jazz à l’ancienne, par exemple.
- Votre personnage est attachant parce que sincère, lucide. Il est faible aussi. Pourquoi avez-vous choisi de faire de lui un alcoolique ? Il était nécessaire de contrebalancer le propos difficile avec un personnage léger, et d’éviter tout manichéisme ?
L’idée est qu’il incarne les limites de la pensée woke. Mon narrateur est un homme blanc de plus de 60 ans, qui même s’il a raté sa vie, est normalien, a fait une carrière universitaire ; c’est objectivement un dominant, donc une cible pour ce courant de pensée. Or, ce que ne peut pas appréhender ce wokisme, c’est la psychologie unique d’un individu, son ressenti. Lui se sent dominé. D’abord par les femmes qui l’entourent. Ça permet peut-être d’accentuer l’effet comique car ce type qui picole, qui s’est fait entretenir par sa femme pendant toute la durée de son mariage, qui considère sa fille comme sa bonne copine, est accusé d’être le prototype de la figure patriarcale. Ça démontre les limites de ces catégorisations un peu manichéennes.
- Pensez-vous que dans le cadre de la promotion du livre, vous serez amené à vous entretenir avec des gens qui n’apprécieront pas votre propos, et voudront défendre ce que vous dénoncez ?
Je l’attends, j’adorerais ça. Les Woke ont inventé le terme « invisibiliser », pour dénoncer l’invisibilité des minorités. Ça peut exister pour un livre aussi. J’espère qu’ils choisiront plutôt de me confronter. Ce serait plus intéressant et je n’ai pas écrit ce livre en espérant échapper aux critiques. Il ne ferme d’ailleurs aucune porte mais pousse la réflexion sur de nombreux sujets. Je n’ai pas abordé la pensée woke en considérant que tout était à jeter. Il y a des concepts intéressants, mais ce qui m’inquiète c’est le côté nihiliste de la pensée : c’est une pensée de déconstruction, et il me semble qu’il n’y a pas de volonté de reconstruire après avoir mis à jour toutes les discriminations. Il y a une forme de jubilation morbide à détruire. Les gens dont ils se réclament, Frantz Fanon ou Aimé Césaire, avaient le souci de ne pas trop abîmer, ne pas humilier l’ancien oppresseur. Ici on ne retrouve pas cette volonté, au contraire.
Retrouvez ce roman sur le site de l’éditeur Les Editions de l’Observatoire
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