Aysuun a cent six ans lorsqu’elle entame la narration de l’histoire des siens. Alors qu’elle n’en a que quinze, sa famille est massacrée par des soldats soviétiques débarquant au campement.
Lirele sel de tous les oublis Yasmina khadra
Par Dominique de Poucques - 5 septembre 2020
« Tu as l’air d’un type qui passe à côté de son histoire. » Tel est le constat lucide fait à l’égard du personnage central du roman de Yasmina Khadra. « Le sel de tous les oublis » embarque le lecteur dans la triste quête d’Adem qui, parce qu’il est quitté par sa femme, entame une longue errance. Replié sur lui-même, aveugle à tout ce qui n’est pas sa propre douleur, il n’accueille aucune main tendue, avortant toute tentative de rapprochement initiée envers lui. Il croise des destins qu’il s’acharne à délaisser, par lâcheté : «Il aurait tant voulu ressembler à ces spectres itinérants qu’il croisait par endroits, à ces énergumènes farouches qui traversaient le temps et les esprits comme des hallucinations avant de s’évanouir dans la nature ; il aurait aimé, lui aussi, tenir à distance la terre entière pour n’appartenir qu’à l’instant présent, débarrassé du passé et se fichant éperdument des lendemains, n’être que le précurseur de son ombre, le baliseur de ses pas, le quêteur intraitable du silence et de l’oubli, mais il ne faisait que cumuler les faux-semblants. L’hostilité qu’il dégainait à tout-va et qu’il faisait passer pour du caractère, la méfiance surfaite qu’il affichait à la moindre occasion, enfin, toutes ces attitudes malencontreuses et stupides qu’il improvisait pour tenir à distance les gens, n’étaient, en réalité, que de misérables défections. Et il le savait. » Ces existences ignorées passent alors leur chemin, certaines s’entremêlant dans son dos, pour le meilleur ou pour le pire. Adem rencontre au gré de son égarement une galerie de personnages hors du commun, dont aucun ne parvient à le sortir de sa torpeur morbide. Jusqu’au jour où la vue du corps d’une femme le bouscule hors de cette longue nuit tourmentée. Elle devient alors la clé ; elle seule peut décider de le maintenir debout sur le chemin de la rédemption, ou le remettre à genoux.
Ce roman débute comme un conte, et fait penser par moments au célèbre ouvrage de Saint Exupéry, à cela près que le petit personnage aux cheveux d’or partait à la rencontre du monde, et ne croisait que des personnes obtuses, centrées sur elles-mêmes. Ici la fable est inversée : Adem parcourt les routes en refusant les approches pourtant généreuses de parfaits étrangers. Le récit se situe dans l’Algérie post-coloniale qui cherche encore ses marques, et se bat désormais contre ses démons intérieurs. Tradition et modernité s’y opposent, et c’est tout en finesse que l’auteur installe la femme au centre de l’histoire. Avec la lucidité qu’on lui connaît et sa poésie habituelle, Yasmina Khadra sonde l’âme assombrie d’un antihéros indisposé par le bonheur des hommes, incapable de soutenir leur regard, miroir de ses propres échecs. Chaque rencontre est un rendez-vous raté qui l’éloigne un peu plus de l’objet de sa démarche inconsciente : se (re)trouver lui-même.
ENTRETIEN
Vous avez été longtemps militaire, avant de devenir écrivain. Au fond, est-ce que votre objectif n’est pas resté le même : œuvrer à la paix ?
Les militaires ne sont pas forcément des gens de paix. Ils sont construits pour la guerre. Je pense hélas que l’être humain est formaté pour les guerres, qui sont toujours déclenchées par des civils : les politiciens. J’ai le sentiment d’avoir toujours été écrivain. Je sais depuis tout petit que je suis né pour écrire, comme mes ancêtres. Ils étaient des poètes, de grands poètes.
A quel moment avez-vous compris que les mots, l’écriture pouvaient combattre l’ignorance, qui mène à la misère humaine ?
Au départ, mon objectif n’était pas celui-là. J’avais une vénération quasi religieuse pour le verbe. J’aimais la poésie, surtout la poésie arabe, j’aimais la littérature en général, et j’avais le sentiment que ma vraie famille, c’était les écrivains. J’ai été ravi très jeune à ma famille pour être enfermé dans une caserne. Autour de moi il y avait des gens dont le but était de me dresser, pas de m’élever. Alors ce sont les écrivains qui m’ont élevé. J’ai pensé que d’une certaine façon la littérature pouvait œuvrer à sauver les gens d’eux-mêmes, leur apprendre à mieux regarder le monde, à s’attarder à ce qui est précieux, à ne pas banaliser toute chose. Ça m’a permis de sortir de cette cage pour, grâce à mon imaginaire, me réinventer. Par la suite, vers 25 ans, j’ai compris que la littérature pouvait porter un message, qu’elle pouvait aider les gens à se regarder en face, s’identifier à un personnage. Le livre est notre miroir. Il nous renvoie l’image de ce que nous sommes, il nous guide. Parfois on l’entend, parfois pas.
Vous semblez faire partie de ces gens qui ont une conscience plus aigüe de l’humanité, une sensibilité différente. Quand on a un tel intérêt, une compassion réelle pour le genre humain, est ce qu’on parvient à être heureux ?
On ne peut pas dissocier nos joies de nos peines. Nos malheurs se mesurent aux bonheurs que nous avons connus. Je suis quelqu’un de très empathique, je ne peux pas passer à côté d’une détresse sans l’emporter avec moi. Ça transparaît dans mes textes. Je suis très sensible, je peux pleurer parce qu’un regard me touche. Mais en même temps je sais que je peux faire face à l’adversité, et je sais où chercher mon bonheur : chez ma femme, mes enfants, les gens qui m’aiment.
A propos du roman, la 4ème de couverture fait référence à Don Quichotte. La démarche d’Adem semble pourtant très différente : il est centré sur lui-même, subit sa condition. Alors que Don Quichotte a un idéal, il part défendre les opprimés.
Ils se rejoignent car ils partent faire la guerre contre le vent. Adem se bat contre quelque chose qui n’existe pas. Il se ment, fait semblant de ne pas écouter ce qu’on lui dit de lui-même et qui est pourtant vrai. Il a choisi le renoncement, l’anéantissement de soi, parce qu’il sait qu’il s’est trompé. Il n’a pas su mériter la femme qui était la sienne. Il se croyait au centre de tout, alors qu’il n’était qu’à la périphérie des choses.
Le point de départ de ce roman, justement, c’est une femme. C’était déjà le cas dans certains de vos précédents romans. Dans celui-ci, vous montrez la faiblesse d’un homme et la force des femmes, qui selon qu’elles sont de la ville ou de la campagne, sont plus ou moins libres, mais toujours fortes et décidées. Est-ce que vous pensez qu’hommes et femmes sont fondamentalement différents, ou que la différence se situe dans la place qu’on veut bien leur donner ?
La différence véritable se situe dans la mentalité. Chacun a sa place, hélas l’une est mieux considérée que l’autre. Je pense que la femme occupe la place la plus importante dans le cœur d’une vie, mais l’homme lui refuse ce privilège. Il veut être son propre héros, alors qu’il n’est que le figurant de son histoire. La famille tourne autour de la femme. Ainsi que le rêve, l’espérance, l’amour. Les plus belles choses s’effacent devant le sourire d’une femme.
C’est un sentiment que vous avez depuis toujours ?
Oui, cette certitude me vient de ma mère. J’ai vu cette femme tellement généreuse, qui ne pouvait détester personne. Elle a été très malheureuse, mais s’est démenée toute sa vie pour le bien de ses enfants. La vraie force de l’humanité, c’est la femme.
Vous situez le roman dans l’Algérie qui vient de se débarrasser de la France. Qu’est -ce qui aurait été différent si vous aviez situé l’histoire aujourd’hui ?
Pas grand-chose. L’époque n’est qu’un décor. Cette histoire pourrait se passer en Belgique ou en France, juste après la seconde guerre mondiale. Après un conflit, certains tentent de reconstruire, et d’autres, opportunistes, cherchent leur propre intérêt. C’est la nature humaine.
De quoi rêvez-vous aujourd’hui pour l’Algérie ?
L’espoir ne me quittera jamais. J’ai vu des gens mourir pour ce pays. L’Algérie a tout ce qu’il faut pour être un des plus beaux comptoirs du bassin méditerranéen. Le peuple peut être rassemblé autour de quelque chose de probant, de juste, de beau. On a une diaspora magnifique qui rêve de revenir au pays. Malheureusement nous n’avons eu que des voyous pour le diriger. Comme je l’ai écrit : « Il n’y a pas pire tyran qu’un berger devenu sultan. » Mais un jour cela changera. Ce sera un pays fantastique.
Vous avez toujours écrit en français ?
Au départ j’écrivais en arabe, surtout des poèmes. Mais ils sont dérisoires, je ne peux pas rivaliser avec les grands poètes. J’aime la langue française, qui a été très hospitalière et généreuse avec moi. Elle et moi, on se plaît, on est dans la séduction. J’essaie de la mériter. J’ai le sentiment de la voir danser sur ma plume.
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