La solitude des nombres premiers Paolo Giordano

Par Dominique de Poucques - 23 mars 2020

« 2760889966649. Il avait rebouché le stylo et l’avait posé près de la feuille. Deux mille sept cent soixante milliards huit cent quatre-vingt-neuf millions neuf cent soixante-six mille six cent quarante-neuf, avait-il lu à voix haute. Il avait relu tout bas, comme pour s’approprier cet exercice de prononciation. Il décida que ce nombre serait le sien. Il était persuadé que personne d’autre au monde, personne d’autre dans toute l’histoire du monde ne l’avait jamais pris en considération. Personne ne l’avait probablement jamais écrit sur une feuille, et encore moins prononcé à voix haute. Après un instant d’exaltation, il avait écrit deux lignes plus bas 2760889966651. C’est le sien, avait-il pensé. »


En mathématiques, les nombres premiers jumeaux sont des nombres premiers qui ne diffèrent que de 2. Paolo Giordano a eu l’idée brillante de transposer ce concept dans son roman. Ses deux personnages centraux ressemblent à ces nombres premiers : très semblables, voisins presque, et pourtant en permanence séparés par quelque chose – d’autres personnes, l’éloignement géographique, les aléas de la vie – qui les empêche de vivre réellement l’un contre l’autre.
Mattia et Alice sont deux êtres déconnectés du monde. Tous deux ont subi un traumatisme dans l’enfance, dont ils ont du mal à se relever pleinement. Depuis le drame familial qu’il a vécu, Mattia vit dans la culpabilité, coupé des autres, incapable de nouer des relations. Toute interaction avec un être humain lui est si pénible qu’elle le pousse à se blesser, se mutiler même, pour transformer cette épreuve en une sensation physique. Alice quant à elle, blâme son père pour l’accident dont elle a été victime. Elle se révolte contre l’humanité entière, et dans le même temps cherche désespérément à plaire, pour exister. Elle s’épuise dans l’image qu’elle tente de projeter. Comme Mattia, elle transforme son mal-être en une souffrance physique, en refusant de s’alimenter.


Ces deux adolescents perdus dans leur propre existence vont un jour se rencontrer, et commencer à être, enfin. En se trouvant, ils ont le sentiment d’être deux formes capables de s’emboiter parfaitement : « Ils pénétrèrent dans la pièce main dans la main. Ils ne souriaient pas, leurs regards suivaient des trajectoires différentes, mais on aurait dit que leurs corps coulaient l’un dans l’autre à travers leurs bras et leurs doigts joints. Le contraste prononcé que formaient les cheveux clairs d’Alice autour de son visage trop pâle et les cheveux foncés de Mattia retombant sur ses yeux noirs s’anéantissait dans cet arc subtil. Il y avait entre eux un espace commun dont les confins n’étaient pas bien tracés, où rien ne semblait manquer et où l’air paraissait inerte, tranquille »(…) Ils avaient l’air ébahis, comme s’ils venaient d’un endroit lointain qu’ils étaient seuls à connaître. »


Mattia et Alice vont mettre des années à intégrer ce qu’ils sont : des âmes nécessaires l’une à l’autre, avec leur ressemblance et leurs propres failles, avec leur difficulté à communiquer. Se frôlant, proches, mais revenant sans cesse à leur propre isolement. Au passage, d’autres, incapables de les comprendre, seront sacrifiés.
L’auteur italien livrait en 2009, à seulement 25 ans, ce premier roman criant de justesse. Sa maîtrise de l’écriture lui permet de pointer avec précision les émotions liées à de profondes blessures d’enfance. Il brosse le portrait contrasté de deux âmes en peine, fait de fragilité et de violence, à l’heure du passage à l’âge adulte. On observe, troublé, leur inaptitude à trouver leur place, et le besoin qu’ils ont l’un de l’autre. On les regarde se débattre et grandir, avec l’envie de leur tendre la main.

Traduit de l’italien par Nathalie Bauer
 
Parution le 5 mars 2009
 
336 pages

Retrouvez ce roman sur le site de l’éditeur SEUIL

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