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LireLa rivale Eric-Emmanuel Schmitt
Par Dominique de Poucques - 05 novembre 2023
Alors que le jeune Enzo, guide touristique à Milan, emmène ses clients découvrir les splendeurs présentes et passées de la Scala, mentionnant les apparitions légendaires de Maria Callas, une voix s’élève dans le théâtre pour contredire ses propos. Piqué par la curiosité, il interroge du regard une dame âgée assise dans le parterre qui déclare avoir été la grande rivale de la cantatrice star. Si Carlotta Berlumi n’éprouve pour la Callas qu’un infini mépris, la définissant comme opportuniste et besogneuse, « dissimulant ses infirmités en simulant le perfectionnisme », elle lui reconnaît malgré tout un talent – celui d’avoir su mourir jeune : « Elle a médiocrement chanté, assez mal vécu, mais elle est morte avec perfection. » Le jeune guide se prend d’affection pour cette vieille femme qui rouscaille sans cesse et qui ne se fait pas prier pour lui raconter sa version des faits : ayant entamé sa carrière à tout juste vingt ans, l’italienne ne s’est pas tout de suite méfiée de cette cantatrice grecque en surpoids, qu’elle juge indigne de son intérêt. En pleine ascension, elle prête peu d’attention à celle qui deviendra sa pire ennemie : « Callas ? Ça ne durera pas ! Vous verrez, bientôt, plus personne n’en parlera. » Mais quand sa carrière fait du sur place, elle se convainc que sa rivale complote contre elle et la rend responsable de chacun de ses déboires. Partout où le public et la presse encensent la Callas, elle ne voit que l’imposture.
Eric-Emmanuel Schmitt s’amuse en donnant vie à ce personnage haut en couleur dont la mauvaise foi caractéristique fait sourire et dont le point de vue renforce encore l’idée de la grandeur du talent de Maria Callas. À travers cette rivale à la gouaille réjouissante, il rend hommage à la diva dont la voix et la performance n’ont jamais cessé de l’émerveiller.
ENTRETIEN
– Eric-Emmanuel Schmitt, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
« La rivale » est une histoire cocasse – j’espère – qui raconte deux façons d’habiter la vie. D’un côté, Carlotta Berlumi, une hédoniste, une bonne vivante, qui a une jolie voix, qui aime bien les hommes, qui aime bien manger, qui ne se pose pas trop de questions et n’est – c’est le moins qu’on puisse dire – pas rongée par le doute. Et puis l’histoire du contraire : la rivale, Maria Callas, qui se consume pour devenir la meilleure. Elle domestique sa voix rebelle pour en faire un instrument parfait ; elle domestique son corps en perdant cinquante kilos pour devenir la belle femme qu’elle est ; elle donne toutes ses forces à son art, et quand elle peut enfin donner toutes ses forces à la passion, elle cesse de chanter, et finit dans une triste solitude. Ce sont deux conceptions de la vie : d’un côté l’exigence, la folie d’aller jusqu’au bout pour se consumer à la fois dans son art et dans un amour ; de l’autre, une démarche tranquille, sereine, qui ne consume pas, qui permet de vivre très longtemps, de manière gentiment égoïste. Elles ont un point commun : elles sont nées en même temps et pratiquent toutes les deux le chant. Deux destins, liés.
– On sent que vous vous amusez à donner vie à ce personnage de Carlotta. Il était temps pour vous d’écrire quelque chose de léger ?
Oui, en réalité j’ai toujours fait des choses comme ça. J’obéis au sujet de mon livre. Celui-ci peut m’emmener dans des territoires où l’humour est plus ou moins présent. Maintenant que les trois premiers tomes de « La traversée des temps » sont publiés, je peux faire de petits écarts. J’avais peur du couloir ; peur que l’écriture de cette fresque me ferme de beaucoup d’autres centres d’intérêt, même si je peux en mettre beaucoup dans cette histoire en huit tomes. Ici j’avais deux personnages incroyables. Celui de Carlotta m’amuse énormément. Elle est péremptoire, elle a un avis sur tout, une autorité que personne n’ose contredire. En même temps elle est attachante par son absence de lucidité.
– Ce n’est pas la première fois que vous réécrivez l’Histoire, ou en tous cas que vous la racontez d’un nouveau point de vue. Qu’est-ce qui vous plait dans cet exercice ?
Quand je veux parler de quelque chose de rebattu, je me dis que je n’ai aucune légitimité pour le faire, sauf si je trouve un éclairage, un point de vue. Ici j’en ai un. Je prends du plaisir à faire un portrait en creux, de manière totalement ironique. Quand Carlotta assiste à la Traviata mise en scène par Visconti à la Scala, et qu’elle déteste, alors même qu’en y assistant à travers son regard, on se rend compte que c’est absolument génial, c’est jouissif. J’ai choisi ce sujet aussi parce que je suis habité par la passion de la transmission. En 1977, à l’annonce de la mort de Maria Callas, j’ai 17 ans et j’entends sa voix pour la première fois. Je suis immédiatement saisi. Elle a ensuite été mon guide pour m’emmener dans l’univers de l’opéra italien. Je ne connaissais que l’opéra français, et Mozart. J’ai découvert le théâtre dans le chant, j’étais ébloui. J’ai envie de transmettre cette passion. Je l’avais déjà fait avec « Ma vie avec Mozart » : il s’agit de trouver des mots qui donnent envie aux gens d’aller voir, de découvrir un art.
– Et rendre hommage.
Bien sûr, rendre hommage aux figures du génie. Je crois qu’il faut toujours s’émerveiller. C’est vital, c’est une hygiène mentale. Il faut toujours pratiquer l’émerveillement.
– Y parvenez-vous encore ? Auteur à succès, vous semblez avoir une vie bien remplie professionnellement, spirituellement ; vous avez rencontré le Pape François ; vous vous êtes mis au défi de raconter l’histoire de l’Humanité. Vous reste-t-il un grand rêve ?
Je crois que je suis habité par tellement d’histoires que je mourrai sans avoir tout écrit. C’est constant. J’ai la passion de l’Humain. Les êtres humains sont tellement complexes, ça me fascine. Il y a plein d’êtres que j’ai envie de rencontrer parce qu’ils sont accomplis. J’ai rencontré des hommes politiques, des rois et reines, des présidents, des dictateurs. Le pouvoir ne m’impressionne pas. Par contre, rencontrer quelqu’un comme le Pape, spirituellement accompli, tout comme une personne artistiquement accomplie, ou au service des autres, me procure une réelle émotion. Alors je me sens tout petit.
– Plus jeune, aviez-vous perçu que ce destin vous attendait ?
Oui, je pense que cela m’a été donné par l’amour de ma mère. J’ai toujours été porté par son regard. Elle était exigeante, mais elle m’a enseigné qu’avec le travail tout était possible. Je suis rentré dans la vie avec cette idée que si on est sérieux et passionné, tous les désirs sont possibles. J’ai abordé la vie comme ça. Je suis un énorme travailleur. Mes parents m’ont posé dans l’existence avec un capital de confiance et de sérieux, et m’ont fait découvrir les arts. Les deux étaient des écrivains rentrés. J’ai aussi porté le rêve de mes parents, comme beaucoup de gens. Certaines vies sont un effacement de l’enfance, si elle a été douloureuse ou remplie de manques, certaines sont le prolongement de l’enfance. C’est le cas de la mienne. L’adulte que je suis donne ses moyens d’adulte aux rêves de l’enfant qui est toujours là.
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