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LireLes frénétiques Adeline Fleury
Par Dominique de Poucques - 13 mail 2022
Roman incandescent, qui place la femme au centre de son propre désir. Où, mieux qu’en Italie, situer le récit d’une sensualité à fleur de peau, du désir sauvage ? « Les fruits étaient énormes et juteux, leur arôme rendait fou, les pâtisseries explosaient en bouche, le vin se déployait onctueux au fond du palais, les poissons emplissaient de sel et de vie les mangeurs, les pâtes étaient des filets de bonheur dans lesquels on aimait se laisser piéger. Ici, manger était une déclaration d’amour à la vie ». Mais sur ces îles restées sauvages, le danger se ressent d’instinct : « Sous leurs pieds, sous les pierres, le magma progressait, la terre pouvait se réveiller à tout instant, la menace du volcan rendait la vie plus intense. Le danger nourrissait les cellules, les passions. » Alors qu’Ada a fait le choix radical d’éliminer de sa vie les hommes qui y étaient de passage, elle se surprend à considérer une jeune femme d’un regard qu’elle n’avait jamais eu auparavant. Sur le bateau qui la mène avec son fils – le seul homme à qui elle accepte de faire une place dans sa vie – vers un été régénérant, elle est aimantée par cette créature au corps de liane et à la chevelure rousse dont la beauté la fait chavirer : « Elle est merveilleuse, elle est merveilleuse et impitoyable. » Elle ignore que l’île qu’elle rejoint pour être nourrie par elle et retrouver l’envie d’écrire la laissera terrassée, marquée à jamais. Ada qui se croyait délivrée de la dépendance affective se retrouve dévorée par une passion dévastatrice : « Depuis le retour de Capri, Eva était devenue une obsession. Elle voulait posséder Eva pour reprendre possession de son propre corps. Elle redoutait de ne plus exister si Eva ne la regardait plus, avait peur de disparaître. Sans Eva elle n’était plus réelle, sans Eva elle était transparente, fantomatique. Elle avançait dans l’espace comme une silhouette sans présence palpable, une présence vide, absente aux autres et à elle-même. »
C’est la fièvre que l’on retient de ce roman tour à tour sombre et flamboyant : fièvre procurée par le désir ou provoquée par le manque de l’autre devenu violemment indispensable.
ENTRETIEN
- On lit votre livre d’une traite, avec une sorte d’urgence. La même que celle que vous avez eue à l’écrire ?
Le roman est né en deux temps : c’est un texte qui bouillonnait en moi depuis pas mal de mois. J’étais très accaparée par la vie et le travail (je dirigeais les pages culture du weekend dans Le Parisien), je n’avais pas la moindre place pour l’écriture. Mais le texte était là, ne demandait qu’à sortir. Est arrivé le premier confinement en 2020, et je m’y suis mise. La première version est sortie presque d’une traite, c’est sans doute cela que l’on ressent à la lecture. Ensuite je l’ai mis de côté et repris plus tard pour le peaufiner, retravailler sa structure et le fil du thriller.
- Est-il facile aujourd’hui de parler de désir féminin, et est-il facile pour une femme de parler de désir ?
Ça reste compliqué. Mon premier texte s’appelait « Petit éloge de la jouissance féminine », il a été réédité dernièrement, et depuis sa première édition, beaucoup de choses se sont passées sur le plan de la libération de la parole des femmes. Pour autant, depuis #MeToo, on parle surtout du corps de la femme comme de celui d’une victime, et il reste difficile de parler de désir dans un sens positif, de parler de jouissance. Moi je suis très à l’aise avec la thématique mais je vois dans les regards que ce n’est pas si simple pour chacun.
- On lit partout que vous avez écrit un roman saphique, est-ce que c’est essentiel ? Eva aurait-elle pu être remplacée par un homme ?
Je pense que oui. La passion n’est pas genrée, elle est universelle et peut frapper là où on ne l’attend pas forcément. Cela dit sur le plan romanesque je trouvais le tiraillement plus intéressant à travailler puisque Ada ne s’attendait pas à ressentir cette attirance pour une femme. Ça la remet en question.
- Elle est d’ailleurs surprenante : elle semble dans le contrôle absolu de ses propres sens mais se laisse pourtant envahir par des sentiments extrêmes et perd la maîtrise de son corps. On n’est jamais maître de rien ?
Certainement. Elle avait fait une croix sur les hommes et le sexe, son abstinence lui redonne presque une virginité. En revanche, elle fait le choix d’aller sur cette île, dont elle sait qu’elle lui permettra de retrouver, de redéployer sa féminité.
- Le roman aurait-il pu se situer ailleurs qu’en Italie ou sa nature même vous paraissait-elle propice à cette incandescence ?
Il fallait que ce soit là. D’abord pour les volcans qui comme Ada, bouillonnent de l’intérieur. La baie de Naples est pourvue de volcans sous-marins répandus sur une surface assez étendue. À tout moment, les îles peuvent disparaître. Cela aussi crée une urgence de vivre pleinement, intensément. L’Ile d’Ischia est un personnage à part entière, elle est une des frénétiques.
- La nature joue un rôle, il semble que les animaux aussi : ils apparaissent comme annonciateurs, ils sont de mauvais présages.
Oui, il y a un chien noir qui passe, qui est pratiquement de l’ordre de la phantasmagorie. On se demande s’il est réel ou si Ada délire. Ça pourrait aussi se passer dans sa tête, comme une alerte. Le chat qui la griffe dans son sommeil pourrait aussi être dans son inconscient.
- Vous liez le désir et l’écriture ; pour vous elles sont des pulsions de vie. On n’écrirait pas parce qu’on a une histoire à raconter, mais parce que ça nous est indispensable ?
J’ai un besoin d’écrire sur le corps. D’un texte à l’autre, c’est le thème que je retrouve toujours. Le corps, et également les obsessions – le désir obsessionnel, l’écriture obsessionnelle. L’écriture est un besoin impérieux chez moi. Plus je vieillis, plus j’ai besoin de vivre à travers un personnage. Je me découvre de livre en livre. Quand je commence à écrire, j’ai un plan, avec un début et une fin. Je me laisse complètement porter entre les deux, de manière instinctive.
- Tout le récit est en fait un flashback. Pourquoi cette construction ?
La première scène est en réalité la première que j’aie écrite, celle que j’avais en tête depuis le début. Je suis partie de là pour construire l’histoire. La placer au début du roman permet de poser les bases. Elle permet de nous situer : il y a d’abord un drame, on sera peut-être tentés de l’oublier en cours de récit, mais la voile noire ou le chien noir nous rappelleront que la mort est tapie quelque part.
- Le roman est très cinématographique.
En effet, je l’ai écrit comme un film. Avant d’écrire une scène, je la visualise. Peut-être parce que j’ai fait du reportage, qui ne comprend pas seulement des faits : on y donne à voir, à entendre, à ressentir. Et dans ce livre-ci, c’est peut-être exacerbé par le fait qu’il ait été écrit en confinement, qui justement, nous privait de nos sens.
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