Les jumeaux de Black Hill Bruce Chatwin
Par Didier Debroux - 6 avril 2014
Bon, là, il s’agit d’un grand livre, un beau livre, autant le dire de suite, un chef-d’œuvre!
*Ils sont nés à quelques minutes d’intervalle au beau milieu du premier été du vingtième siècle. L’un s’appelle Lewis, l’autre Benjamin, deux vrais jumeaux que leur mère, seule, peut distinguer l’un de l’autre. Eux-mêmes s’y trompent parfois, au point que Benjamin, se regardant dans une glace, ait cru y reconnaître Lewis et que Lewis entendant l’écho de sa voix pensait que son frère l’appelait. Quatre-vingts années durant ils vont ainsi vivre ensemble, non seulement l’un avec l’autre, mais l’un pour l’autre, l’un de l’autre et tous deux communiant dans le même souvenir émerveillé de leur mère. Un siècle donc, ou peu s’en faut, que Lewis et Benjamin parcourent en un long voyage presque immobile autour de la Vision, la ferme paternelle située à la lisière des Collines Noires du Pays de Galles et des plaines anglaises du comté de Hereford.
La chronique de ce voyage est le sujet du troisième livre de Bruce Chatwin, son premier roman aussi. Voilà donc Lewis et Benjamin Jones, les merveilleux enfants jumeaux de Mary et d’Amos. Et de la terre galloise. Leur premier souvenir est celui d’une souffrance partagée: une guêpe a piqué Benjamin, c’est Lewis qui a mal, pleure et « caresse sa main gauche comme un oiseau blessé ». La dernière image est une fulgurante douleur, celle de Benjamin cette fois dont la poitrine se déchire à l’instant même où Lewis meurt sous son tracteur renversé. Entre les deux, l’espace d’une vie qui ne fut pas toujours commune. Il y eut d’abord la maladie, celle de Benjamin atteint par une pneumonie. « Pour la première fois les jumeaux dormirent séparés. » Plus tard il y aura la guerre. Lewis est exempté du service obligatoire, mais son frère embarqué de force dans l’armée n’y connaîtra que les brimades et la prison pour objection de conscience.
Les femmes aussi, du moins la tentation de Lewis, vont encore, et pour la première fois séparer les deux frères de leur vivant, avant les retrouvailles définitives autour de leur mère agonisante. Autant d’épreuves qui sont celles de la fraternité indissoluble. Si Benjamin aime Lewis d’un amour exclusif, total, dévorant, « vengeur » ajoute Bruce Chatwin, Lewis ne peut non plus vivre sans l’autre. Les déchirements de Benjamin, blessé au fond de l’âme par l’absence de son frère, Lewis les éprouve dans son corps.
Inséparables donc. Heureux ? Il le faut bien, même si le bonheur a parfois goût d’amertume, même si pour Lewis il ne peut étouffer entièrement le sentiment, honteux, coupable, que cette vie partagée lui en a peut-être coûté une autre qui eût été pleinement la sienne. Il n’en fera qu’une fois l’aveu, furtif, tardif : « Je me demande ce qui serait arrivé s’il n’avait pas été là. S’il était parti… ou mort. Alors j’aurais mené ma propre vie, j’aurais eu des enfants. » Mais au bout du compte, une vie quand même et la seule possible, pétrie d’innocence et de bonté, sinon le bonheur au moins la multitude des petits bonheurs et, tout compte fait, au crépuscule de leurs existences confondues, communiant en silence devant l’édredon en patchwork de Mary, leur mère adorée, leur seul véritable amour, cette certitude « que leurs vies n’avaient pas été vaines et que le temps qui guérit tout avait balayé la douleur et la colère, la honte et la dureté, et promettait un avenir riche d’événements nouveaux.«
*Marc Kravetz, Le Magazine littéraire, mai 1984
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